XI
COUP DE DÉS

Bolitho observa le guidon en tête de mât, puis marcha vers l’arrière jusqu’au compas : nord-ouest-quart-ouest. C’était le milieu de l’après-midi, et en dépit de l’éclat implacable d’un ciel sans nuage, il y avait suffisamment de brise pour que la température fût supportable. La veille, l’Undine avait dû rester à l’ancre à Pendang Bay presque jusqu’à l’aube, car la direction des courants côtiers et l’obstination du vent à souffler du sud-ouest rendait une traversée nocturne trop dangereuse pour être envisagée. Au dernier moment, le vent avait considérablement adonné, et l’Undine, dont la fine carène gîtait sous sa pression, était sortie de la baie en louvoyant, laissant le comptoir et ses sinistres souvenirs dans une ombre violette.

Le vent s’était maintenu en force, mais il fallait continuer à faire route au plus près, vergues brassées en pointe pour que chaque voile portât et que l’Undine pût se dégager de terre. Si le vent refusait sans préavis, ou si la frégate s’approchait trop des ondulations vertes de la côte sinueuse, elle pouvait se trouver dans une situation dangereuse, au vent d’une côte sans abri.

— Combien allons-nous continuer, commandant ? demanda Herrick.

Bolitho ne répondit pas immédiatement. Il regardait les petites voiles triangulaires du cotre de l’Undine qui tirait des bords légers dans un petit groupe d’îlots rocheux.

Puis il observa la hune de grand mât où était assis l’aspirant Keen, dont une jambe nue pendait au-dessus de la rambarde ; il suivait le cotre à la longue-vue. C’est Davy qui était à bord de l’embarcation : il devait lancer des signaux dès qu’il apercevrait quelque chose. Il n’y avait pas de raison de risquer la frégate au ras de la côte tant que la visibilité était bonne.

— Nous sommes au large du cap sud-ouest, dit Bolitho, ou tout au moins aussi près de cette position que je puis le déterminer par calcul. Selon MM. Mudge et Fowlar, il y a dans l’arrière-pays des régions basses, humides et marécageuses à souhait. Si les informations du capitaine Vega sont exactes, les navires de Muljadi ne doivent pas être loin.

Il tourna son visage en direction du vent, et sentit la sueur qui séchait sur, son front et son cou :

— Les îles Benua sont à environ cent nautiques dans notre ouest. Cela fait une belle étendue d’eau ouverte si nous arrivons à accrocher ces pirates.

Herrick le regarda sans trop y croire, mais il éprouva du réconfort devant l’optimisme apparent de Bolitho.

— Que savons-nous de Muljadi, commandant ?

Bolitho remonta le pont à la gîte jusqu’à la lisse au vent et tira sur sa chemise qui lui collait contre les côtes :

— A peu près rien. On dit qu’il est originaire de quelque part en Afrique du nord, du Maroc ou de la côte de Barbarie. Il a été pris comme esclave par les Espagnols, et enchaîné à bord de l’une de leurs galères. Il s’est évadé, on l’a repris.

Herrick cilla doucement :

— J’imagine que les Espagnols n’ont pas été tendres avec lui.

Bolitho se remémora soudain le vieux colonel Pastor et sa mission impossible :

— Les Espagnols lui ont tranché une main et une oreille, avant de l’abandonner sur une côte désolée.

Herrick secoua la tête :

— Et ensuite, il s’est débrouillé pour atteindre les Indes ; maintenant, il peut se permettre de semer la terreur chez ses anciens maîtres.

Bolitho le regarda, impassible :

— Et chez tous ceux qui se trouvent entre lui et son but final, quel qu’il soit.

Tous deux levèrent la tête en entendant le cri de Keen :

— Holà, du pont ! Un signal du cotre, commandant ; M. Davy fait signe vers le nord !

Bolitho se saisit d’une longue-vue :

— Mais bien sûr ! J’aurais dû m’en douter !

Il braqua l’instrument sur le cotre, puis sur le cap qui descendait en pente douce derrière l’embarcation. On voyait de petits îlots, des corniches et des rochers éboulés ; partout à l’arrière-plan, la végétation formait une barrière ininterrompue. N’importe quel petit bateau pouvait se faufiler là-dedans, c’est à quoi s’employait justement le cotre de Davy.

Herrick se cogna les poings l’un contre l’autre :

— Nous les avons eus, par Dieu !

— Nous resterons sous ces amures pour le moment, dit Bolitho d’un ton cassant. Hissez le signal de rappel pour M. Davy, puis faites faire branle-bas de combat.

Il se permit un sourire, ne fût-ce que pour cacher l’excitation qui lui gonflait la poitrine :

— Dans dix minutes, peut-être ?

Herrick attendit que Keen se fût laissé glisser le long d’un galhauban pour rejoindre les signaleurs, puis hurla :

— Branle-bas de combat ! Les pièces en batterie !

Un unique petit tambour se mit bravement à battre le signal, frappant ses baguettes à coups redoublés tandis qu’à l’appel de ses roulements, les matelots jaillissaient des panneaux et des claires-voies.

— Ça va les effrayer, commandant.

Mudge, debout près du timonier, mâchonnait dans ses bajoues quelque morceau de viande ou chique de tabac ; cela ne faisait d’ailleurs pas grande différence, pensait souvent Bolitho :

— Je n’en crois rien.

Bolitho vit les matelots torse nu se précipiter vers leurs pièces, larguer les bragues et se saisir de leurs outils. Un détachement réduit de fusiliers marins, sous le commandement d’un caporal solitaire, prit position sur la dunette tandis que quelques autres se lançaient dans les enfléchures en direction de la couleuvrine, sur la hune de misaine.

Le cotre avait déjà évolué pour venir debout à la mer, il avait affalé son gréement et s’était engagé dans les rouleaux aux avirons.

— Ils n’ont pas dû rencontrer encore beaucoup de frégates, je pense. Leur chef va essayer de gagner la mer ouverte et de nous distancer plutôt que de risquer un blocus à terre, avec le risque de se faire prendre à revers par un débarquement de nos fusiliers marins.

Il toucha fougueusement le bras de Mudge :

— Il ne doit pas se douter que nous avons l’expérience de ce genre de situation, n’est-ce pas ?

Mudge fit la moue :

— J’espère seulement que ce jean-foutre de Muljadi est là, lui aussi ! Il a besoin d’une bonne leçon, et en vitesse, à mon avis !

— Holà, du pont !

La vigie en tête de mât attendit que le vacarme eût pris fin sur le pont de batterie.

— Voile en vue sur bâbord avant !

— Par le ciel, en voilà bien un !

L’aspirant Keen attrapa le bras d’un matelot et ajouta tout excité :

— Et on dirait bien une goélette, par-dessus le marché !

Le matelot, qui portait une natte sur la nuque et avait dix ans de marine royale derrière lui, le toisa en souriant d’un air goguenard :

— Par Dieu, vous en savez des choses, vous autres jeunes gentilshommes !

Mais dans l’excitation du moment sa raillerie passa inaperçue. Herrick leva la main au moment où le dernier chef de pièce se tournait vers lui, face à l’arrière. Sous la dunette, s’éleva le signal d’un second maître :

— Tout est clair à l’arrière, Monsieur !

Herrick se retourna ; Bolitho consultait sa nouvelle montre :

— Parés au poste de combat, commandant.

— Douze minutes exactement.

Bolitho regarda la tête du grand mât :

— S’il n’y avait pas eu le signal de la vigie, je pense que nous aurions pu faire plus vite encore. C’est bien, monsieur Herrick, dit-il, abandonnant tout faux-semblant de formalisme. Transmettez ma satisfaction à tout l’équipage.

Il se retira à l’arrière de la dunette et braqua sa longue-vue au-dessus des bastingages. Il voyait deux mâts présentant une forte quête, avec de grandes voiles sombres, pareilles à des ailes. L’esquif n’avait pas l’air de bouger : sa coque était encore cachée par une langue de terre plus avancée. Mais ce n’était qu’une illusion : il était en train de doubler le dernier cap dangereux. Après quoi, il serait en eaux libres. Seulement il faudrait encore un bon bout de temps.

Bolitho se retourna :

— Où est ce fichu cotre ?

Ce fut Mowll, le capitaine d’armes et sans conteste l’homme le plus haï du bord, qui répondit :

— Il revient en vitesse, commandant !

— Bien. Signalez à M. Davy de se hâter. Ou alors, je serai obligé de le laisser dans le sillage.

— Holà, du pont ! Il y a une autre voile sur bâbord avant !

Herrick observa en silence, jusqu’à découvrir la deuxième paire de voiles dans le champ de vision de sa lorgnette :

— Une autre goélette ! Des navires de la Compagnie, sûrement, dont ces pirates se sont emparés.

— Certainement.

Bolitho se retourna pour voir le cotre évoluer en catastrophe avant d’aller heurter la frégate sous les porte-haubans de grand mât, avec une forte secousse. Il y eut des jurons, les avirons s’entrechoquaient ; enfin, tout le tapage fut étouffé par quelques ordres furieux de Davy et par ceux, plus patients, du bosco Shellabeer qui suivait toute la manœuvre du passavant sans dissimuler son dégoût.

Allday, qui se tenait debout derrière Bolitho, lui souffla :

— Si la manœuvre avait été de la responsabilité du jeune M. Armitage, commandant, il serait rentré directement dans le magasin aux alcools avec son cotre et toute sa bordée !

Bolitho sourit et laissa Allday lui boucler son sabre. Il n’avait pas vu son patron d’embarcation depuis le petit déjeuner, juste après l’aube. Mais au moment du danger, quand l’action approchait, il était là, discret mais efficace et sans un mot de trop pour trahir sa présence.

— Peut-être.

Il vit l’aspirant Armitage, sous le mât de misaine, pointant avec Soames la liste des servants de pièce ; Soames avait réparti les rôles pendant le trajet depuis Madras. Bolitho trouva le temps de se demander ce que penserait la mère d’Armitage en voyant ce qu’était devenu son fils adoré : plus mince, bien bronzé, les cheveux trop longs et la chemise plus que douteuse. Sûr qu’elle éclaterait en larmes derechef. Mais d’une certaine façon, il n’avait pas changé : il était aussi gauche et emprunté que lors de son premier jour à bord.

Le petit Penn, en revanche, se pavanait en jouant l’important à côté de la batterie tribord de douze livres, prêt à aider le lieutenant Davy ; lui, toute gaucherie l’avait abandonné. Il était même enclin à se lancer dans des travaux qui dépassaient très largement sa petite expérience de douze années.

Davy se fraya un chemin vers l’arrière, se penchant pour passer sous l’ombre vacillante du cotre que l’on hissait à bord avant de le déposer sur son chantier, au-dessus du pont de batterie. Il était trempé d’embruns, et pas du tout mécontent de lui.

— Bon travail, dit Bolitho. En les apercevant les premiers, vous nous avez donné un avantage sur ces deux navires.

Davy rayonnait :

— Quelques parts de prise, peut-être, commandant ?

Bolitho retint un sourire :

— Nous verrons.

Herrick attendit que Davy eût rejoint les artilleurs, puis ajouta :

— Juste les deux goélettes ; rien d’autre en vue.

Il se frottait bruyamment les mains.

Bolitho abaissa sa longue-vue et approuva :

— Fort bien, monsieur Herrick. Vous pouvez charger les pièces et mettre en batterie à présent.

Il regarda le guidon de tête de mât pour la centième fois :

— Nous allons envoyer directement un peu plus de toile. Ces pirates vont comprendre à qui ils ont affaire.

 

— Les deux goélettes continuent à raser la côte, commandant.

Herrick baissa sa lorgnette et se retourna pour observer les réactions de Bolitho :

— Avec ce gréement, ils peuvent vraiment serrer le vent de près.

Bolitho marcha jusqu’au compas, gardant bien présent à l’esprit l’image des deux goélettes ; depuis plus d’une demi-heure, elles avaient progressé lentement et méthodiquement à travers un petit groupe d’îlots et suivaient à présent le littoral, en direction d’un promontoire dont l’éperon avançait en pente douce. Derrière ce dernier, se trouvait une autre baie, avec d’autres langues de terre saillantes, mais les goélettes choisiraient leur moment avec le plus grand soin pour virer de bord et se lancer en pleine mer, peut-être séparément, diminuant ainsi les chances de l’Undine de les capturer. Les deux navires étaient bien manœuvrés ; à la longue-vue, Bolitho avait observé un assortiment varié de petits canons et de couleuvrines, et un équipage tout aussi bigarré.

Mudge le regardait sombrement :

— Le vent a légèrement adonné, commandant. Peut-être qu’il va tenir…

Bolitho se retourna et regarda son navire, évaluant ses risques et ses chances. Le promontoire vert était presque par le travers de l’Undine, à présent, du moins en apparence. En fait, il se trouvait encore à trois nautiques de distance environ. Les goélettes, se détachant en noir sur les moutons blancs, étaient à présent cachées en partie l’une par l’autre, on aurait dit un seul esquif bizarre, dont les grandes voiles se détachaient nettement sur l’arrière-pays.

— Envoyez les perroquets, dit-il fermement, et venez deux quarts sur la droite.

Herrick le regarda :

— Voilà qui nous mènera bien près, commandant ; si le vent refuse, nous aurons du mal à nous dégager de la côte.

Comme Bolitho ne répondait pas, il soupira et leva son porte-voix :

— A border les bras !

Plus à l’arrière, les timoniers firent tourner la barre à roue, le plus expérimenté lorgnant les voiles qui faseyaient et la rose des vents en train de pivoter, jusqu’à ce que Mudge fût satisfait :

— Nord-ouest-quart-nord, commandant !

— Fort bien.

Bolitho se remit à observer le promontoire : un piège pour les deux goélettes, ou un cimetière pour l’Undine, comme Herrick semblait plutôt le penser.

Ce dernier surveillait les gabiers ; il attendit que les perroquets fussent largués et leurs écoutes bien bordées : les voiles avaient la forme de cuirasses d’acier très bombées, l’Undine avait pris de la vitesse ; elle recevait le vent sur sa hanche bâbord et, avec ses huniers et ses perroquets bien établis, il ne faisait guère de doute que la frégate rattrapait du terrain. Inquiet, Mudge demanda :

— Pensez-vous qu’ils vont essayer de virer de bord, commandant ?

— Peut-être.

Bolitho frissonna sous la gifle d’une gerbe d’embruns qui, jaillissant au-dessus du pavois, l’avait trempé jusqu’aux os ; cela n’eut d’autre effet que de renforcer le sentiment d’excitation qui grandissait en lui :

— Ils vont essayer de doubler le promontoire d’aussi près que possible, et de virer de bord dans la baie suivante. Ou alors, si l’un ou l’autre perd la tête et essaie de virer de bord de ce côté-ci du promontoire, nous leur lâcherons une bordée en enfilade.

Il scruta le pont de batterie et les silhouettes autour des pièces de douze. Une bordée bien ajustée suffirait amplement à régler le sort d’une des goélettes. La seconde préférerait peut-être se jeter au plain plutôt que de risquer le même sort. Il écarta ces pensées de son esprit : le combat n’avait pas encore commencé.

Il essaya de se représenter Conway, sur son trône isolé. Mieux que Puigserver ou Raymond, il appréciait pleinement l’enjeu de la partie. Avec un peu de chance, l’Undine arriverait à assurer la sécurité de Conway assez longtemps pour lui permettre de donner la preuve de sa compétence.

L’écho d’une faible détonation retentit sur les eaux et une petite gerbe blanche s’éleva pendant quelques secondes, assez loin sur tribord avant. Elle souleva une tempête de quolibets de la part des servants des canons.

— Envoyez nos couleurs, monsieur Keen.

Bolitho vit les fusiliers marins, sur la hune de misaine, régler leur couleuvrine. D’autres avaient déjà appuyé leur mousquet sur les bastingages et mis en joue ; les visages tendus reflétaient la concentration.

— L’une des goélettes essaie de s’échapper, commandant !

Bolitho retint son souffle : la goélette la plus à l’arrière accusait une forte gîte, sa vaste grand-voile balaya le pont comme une immense aile blanche, tandis qu’elle venait en grand sur bâbord.

— Par Jésus, cria quelqu’un, il a manqué à virer ! Regarde-moi ce couillon !

Une manœuvre fort mal coordonnée de la part du capitaine de la goélette : son bateau avait essayé de virer de bord pour gagner l’eau libre, mais ses voiles faseyaient et claquaient dans un désastreux désordre.

— Nous allons commencer par celle-là ! cria Bolitho. Tenez-vous prêts, batterie bâbord !

Il vit Soames descendre rapidement la ligne des canons ; chaque chef de pièce était accroupi comme un athlète près de sa culasse, boutefeu en main, et regardait par les sabords ouverts, cherchant à distinguer sa cible.

Bolitho s’assit à califourchon et essaya de braquer sa longue-vue sur la goélette la plus proche. Elle culait de façon bizarre, son pont étroit était bien visible. L’équipage cherchait à reprendre le contrôle de la situation. L’Undine arrivait sur elle rapidement, il ne restait plus que deux encablures à parcourir ; Bolitho avait l’impression de la voir grossir à vue d’œil. Il remarqua le curieux pavillon à sa corne de grand mât, noir avec un emblème rouge au centre représentant une sorte de fauve bondissant. Il referma sa longue-vue avec un claquement qui fit tressaillir Keen.

— Deux minutes, commandant, dit Allday en souriant. Juste ce qu’il faut.

Il eut un signe de tête vers la joue tribord, où l’autre goélette continuait à vitesse régulière en direction du promontoire :

— On dirait qu’il n’est pas fâché de voir sa conserve prendre la raclée à sa place.

Soames regardait vers l’arrière. Lentement, il leva au-dessus de sa tête son crochet courbe qui étincela au soleil. La vive lumière lui arracha une grimace convulsive : on eût dit qu’il souriait comme un dément.

Bolitho regarda Mudge :

— Laissez porter d’un quart.

Et il ajouta avec un sourire contraint :

— Pas un instant de plus que nécessaire, je vous promets.

Il dégaina son sabre et le posa négligemment sur son épaule : à travers sa chemise fripée, la lame était aussi froide que de la glace.

— Nord-nord-ouest, commandant ! annonça le timonier d’une voix rauque.

Pas le temps de corriger le brasseyage des vergues, ni de rien faire d’autre : avec à peine un sursaut, l’Undine piquait vers la terre, et son évolution amenait la goélette en difficulté en vue des chefs de pièce.

— Dès que vous êtes à portée, monsieur Soames ! hurla Bolitho.

— Parés à faire feu ! beugla Soames.

Il parcourut en bondissant vers l’arrière toute la batterie, s’arrêtant à chaque pièce pour jeter un coup d’œil le long de sa ligne de visée. Satisfait, il sauta de côté et hurla :

— Feu !

Bolitho se raidit en entendant la bordée vomir ses flammes dans la trépidation du bateau tout entier. Soames avait bien travaillé en profitant d’une risée qui avait fait gîter la frégate sous le vent ; avec un jugement parfait, saisissant l’occasion d’un coup de roulis de la goélette ennemie, il l’avait prise sauvagement en enfilade, d’une extrémité à l’autre. Bolitho saisit un étai, aveuglé par la fumée que le vent rabattait en tourbillonnant par les ouvertures des sabords.

Les hommes toussaient et juraient dans cet épais brouillard marron, mais ils étaient pressés par les cris et les menaces de leurs supérieurs et ils se hâtaient d’écouvillonner et de recharger pour la prochaine bordée, quand elle serait nécessaire.

Bolitho regarda avec surprise la goélette dès que la fumée se fut dissipée autour de la dunette : démâtée, elle était presque enfouie sous un chaos d’espars brisés et de toile déchirée ; on aurait dit une épave.

— Faites faire route au nord-ouest-quart-nord, monsieur Mudge.

Il ne vit pas le visage du quartier-maître partagé entre le soulagement et l’admiration.

Ses oreilles résonnaient encore du fracas des canons, et des explosions plus sèches et plus pénétrantes des pièces de six livres de la dunette. Il espéra que les hommes les moins expérimentés avaient pris le temps de nouer leur foulard autour de leurs oreilles. Pris sous un mauvais angle, il suffisait d’un coup de canon pour rendre un homme sourd, bien souvent de façon définitive.

— Mettez en batterie !

Soames regardait ses hommes : un par un, les chefs de pièce levaient un poing noir de poudre pour dire que leur canon était chargé.

— Une autre, maintenant ! cria Herrick.

Il fit signe à Davy sur la batterie tribord, geste impulsif qui lui échappa. Davy lui adressa un signe en retour, d’un mouvement saccadé comme celui d’une marionnette. Tandis qu’ils taillaient de la route à la poursuite de la deuxième goélette, l’aspirant Penn se déplaça légèrement pour se placer entre son lieutenant et toute source de danger possible.

Herrick rit de bon cœur :

— Par Dieu, commandant, le jeune Penn a eu là une bonne idée !

Il leva les yeux vers le guidon flottant en tête de mât :

— Le vent est bien établi et cela donne du cœur à tous nos hommes.

Bolitho le regarda gravement. Il faudrait revenir là-dessus plus tard. Mais, dans le feu de l’action, il était inutile d’en débattre, aussi bien avec son second qu’avec ceux qui l’entouraient. Il était presque impossible de prévoir comment se comporterait un homme au combat : la fierté jouait son rôle, la colère, la folie, tant d’autres choses ! Même sur le visage rassurant de Herrick, pensa Bolitho, et sur le sien également.

— Nous allons le serrer le plus possible contre le promontoire, dit-il. Après, tout dépendra de lui : il devra s’échouer ou combattre.

Il déplaça la lame de son sabre qui était toujours posée sur son épaule : ce n’était plus de la glace, c’était une culasse qui vient de faire feu.

— Ce capitaine est un imbécile, observa Mudge. Il aurait dû virer de bord bien avant. C’est ce que j’aurais fait moi-même. Il serait passé à raser notre étrave avant que nous n’ayons le temps de lui tirer dessus.

Il soupira :

— Je pense qu’il n’aura pas une deuxième chance pour se racheter.

Bolitho le regarda. Bien sûr, Mudge avait raison, l’Undine jouait un jeu dangereux en se risquant si près d’une côte sous le vent, mais les goélettes avaient pris plus de risque encore.

— Un équipage de prise sur l’une, disait Herrick, et nous prenons l’autre en remorque, n’est-ce pas, commandant ? Nous devrions toucher de jolies récompenses pour ces deux goélettes, même si l’une d’elles est réduite à l’état de ponton.

Bolitho regardait la goélette sans répondre. Muljadi était-il à son bord ? Ou à bord de la première, agonisant, déjà mort peut-être, en compagnie de quelques-uns de ses hommes ? Mieux valait pour lui être mort que de tomber aux mains de Puigserver.

— Holà, du pont !

Le cri de la vigie était presque couvert par le bruit des embruns et des voiles déchaînées :

— Voile en vue, hanche bâbord !

Bolitho pivota sur les talons, imaginant un instant que la vigie était restée trop longtemps au soleil. D’abord, il ne vit rien, puis les choses s’éclaircirent, et il distingua la misaine et les huniers d’un autre navire qui doublait le promontoire, ce promontoire qu’il avait arrondi avec tant de précautions en poursuivant les goélettes.

— Qui est-ce ? haleta Herrick.

Il regarda Bolitho :

— L’Argus ?

Sombrement, Bolitho approuva de la tête :

— Je le crains, monsieur Herrick.

Il essayait de garder une voix calme, alors que tout lui hurlait d’agir, de faire l’impossible. Comme cela avait été facile pour lui jusqu’ici ! Il s’était laissé entraîner par les goélettes, comme un renard courant deux lapins. L’Argus avait dû les suivre le long de la côte, attendant que le piège fût armé, prévoyant les réactions de Bolitho avant même de l’avoir vu.

— Bon Dieu, puisque c’est comme ça, s’exclama Herrick, nous allons inviter Monsieur le Français à prendre le large ! Ce ne sont pas ses affaires !

— Il gagne sur nous, commandant ! lança Keen.

Bolitho regarda derrière lui. LArgus serrait le vent sous leur hanche bâbord, prenant l’avantage du vent, agissant exactement comme Bolitho avait essayé de le faire avec les goélettes. Mais maintenant, c’était l’Undine qui était dans le piège : se jeter au plain, ou chercher le contact au vent ? Il vit les rayons du soleil se refléter sur les œuvres vives de la grande frégate, il vit les petites ombres mobiles au-dessus de l’eau écumante tandis qu’elle mettait toute sa bordée en batterie.

Il songea aux hommes qui manœuvraient ces pièces : que pouvaient-ils ressentir à ce moment ?

— Des pièces de dix-huit, à ce qu’on m’a dit, commandant ? fit Herrick, doucement.

Il observait le visage du commandant, comme dans l’espoir de le voir nier la puissance de l’Argus.

— Oui !

Bolitho prit une profonde inspiration ; un pavillon flottait à la corne d’artimon du Français : noir et rouge, comme celui qu’arboraient les goélettes. Il avait des lettres de marque, il était affrété par une puissance étrangère, tandis que son pavillon donnait une apparence de légalité à toute l’opération.

Keen baissa sa longue-vue et dit rapidement :

— Il est presque à la hauteur de la goélette démâtée, commandant.

Il se débrouillait pour ne pas avoir l’air de perdre son sang-froid, mais ses mains tremblaient fébrilement.

— Il y a quelques hommes dans l’eau ; je pense qu’ils ont été jetés à la mer quand les mâts se sont abattus.

Bolitho prit la longue-vue et observa ; il était parfaitement calme quand il constata que la frégate taillait sa route au milieu des hommes tombés à la mer, leur passant sur le corps. Aucun doute que le commandant ne les avait même pas vus. Tout ce qu’il voyait, c’était l’Undine.

Bolitho haussa la voix, espérant que ses hommes n’allaient pas sombrer dans le désespoir en entendant ce coassement bizarre.

— Nous allons virer de bord immédiatement.

Il ignora les protestations muettes lisibles sur le lourd visage de Mudge.

— Serrez les perroquets, monsieur Herrick. C’est ce que le Français s’attend à nous voir faire si nous nous préparons à nous battre.

Il regarda de nouveau Mudge :

— Avec moins de toile, nous allons pouvoir gagner un peu de place, et leur montrer de quoi nous sommes capables.

— Cela veut dire, répondit Mudge brutalement, que nous allons passer à raser son étrave, commandant ! Si nous y parvenons sans démâter, que va-t-il se passer ? l’Argus nous rattrapera au vent arrière et nous lâchera une bordée au passage, en enfilade de l’arrière !

Bolitho le regarda sombrement :

— Mon idée est qu’il tient à garder l’avantage du vent : faute de quoi, il pourrait échanger sa place avec la nôtre.

Il ne vit nul signe d’approbation dans les petits yeux de Mudge.

— Vous préférez peut-être qu’on amène notre pavillon ?

La colère empourpra Mudge :

— Ce n’est pas juste, commandant !

— Une bataille n’est jamais juste, admit Bolitho.

Mudge fit demi-tour :

— Je vais faire de mon mieux, commandant. Nous allons serrer le vent plus près que nous ne l’avons jamais fait.

Il tapota la vitre du compas :

— Si le vent tient, on pourra presque faire de l’ouest.

Il gagna la barre d’un pas rapide :

— Avec l’aide de Dieu !

Bolitho se détourna : les gabiers se laissaient glisser sur le pont ; il sentit s’appesantir les mouvements de l’Undine qui taillait sa route sous huniers et misaine. Un coup d’œil à l’autre navire lui révéla que son commandant procédait à la même manœuvre. Sûr que l’Undine allait devoir faire face et se battre ! Elle n’avait pas la place de s’échapper. Il se mit à faire lentement les cent pas, marchant sans les voir sur les bragues des pièces de six livres, heurtant du genou un artilleur accroupi. Le commandant de l’Argus devait surveiller chacun de ses mouvements. Son avantage, s’il arrivait à le conquérir, ne durerait que quelques secondes, quelques minutes tout au plus. Il regarda le promontoire qui semblait maintenant tout proche, s’étendant bien au delà de la joue bâbord, comme un bras puissant prêt à les étreindre tous d’une même embrassade.

Puis il gagna rapidement la lisse de dunette et appela :

— Monsieur Soames ! Je veux lâcher une bordée au moment où nous virerons de bord. Vous n’aurez pas longtemps pour le toucher, mais je veux le provoquer, cela aura peut-être un effet.

Il se donna le temps d’observer tous les visages tournés vers lui :

— Il vous faudra recharger et remettre en batterie plus vite que d’habitude. L’Argus est un navire puissant, il va chercher à tirer le meilleur avantage de la supériorité de son artillerie. Il va falloir se battre bord à bord.

Il sentit son sourire se figer sur ses lèvres comme une pince :

— Montrez-leur que nos garçons sont les meilleurs, sous n’importe quel pavillon !

Quelques faibles acclamations s’élevèrent çà et là, l’équipage n’était guère enthousiaste.

Herrick dit doucement :

— Quand vous voudrez, commandant.

Il semblait très calme. Bolitho jeta de nouveau un coup d’œil dans les hauts. Le guidon claquait toujours sous le même angle. Si le vent adonnait encore d’un petit quart, la situation en serait grandement améliorée. S’il refusait, c’était la catastrophe. Puis il regarda Soames s’avancer lourdement vers l’arrière et disparaître sous la dunette : il allait s’occuper des pièces de douze d’étambot, les premières à venir en regard de leur cible quand ils vireraient de bord. Davy, près du mât de misaine, envoyait quelques-uns de ses servants aider ceux de la batterie bâbord. Il songea sombrement qu’ils auraient peut-être à essuyer le feu de ces pièces de dix-huit montées sur l’Argus alors il manquerait du monde à l’appel.

Se tournant vers Herrick, il sourit :

— Eh bien, Thomas ?

Herrick haussa les épaules :

— Je vous dirai ce que j’en pense quand tout sera bel et bien fini, commandant.

Bolitho approuva de la tête. Déconcertant, mais toujours la même chose : impossible de ne pas imaginer que ce serait pire que la fois précédente. Dans une heure, dans quelques minutes, il serait peut-être mort. Thomas Herrick, son ami, aurait peut-être à livrer une bataille qu’il n’avait pas choisie, ou bien il hurlerait à mort dans le faux-pont.

Et Mudge ! Choisi tout spécialement en raison de ses vastes connaissances… Sans cette nouvelle mission, il aurait déjà fait valoir ses droits à la retraite ; il vivrait tranquille, avec ses enfants, et probablement avec ses petits-enfants.

Il lança d’un ton sec :

— A Dieu vat ! Barre dessous !

— A border les bras ! Et vite !

Cognant et grondant en signe de protestation, l’Undine évolua pesamment dans le tonnerre du vent et de la toile qui claquait. Bolitho vit des gerbes d’embruns entrer par les sabords tandis que la frégate prenait de la gîte sous ses nouvelles amures. Du coin de l’œil, il vit les huniers de l’Argus apparaître au-dessus des bastingages et sa silhouette se raccourcir tandis que l’Undine lui coupait la route. Un coup de canon résonna et il entendit le boulet passer en miaulant quelque part au-dessus de lui. Quelqu’un avait fait feu trop tôt, à moins que le commandant français n’eût déjà deviné le plan.

Soames, fin prêt, attendait ; le tonnerre des canons ébranla violemment le pont, la fumée qui tourbillonnait passa en se tordant comme un drap trop lourd au-dessus des bastingages. Pièce par pièce le long de toute la batterie, de l’étambot jusqu’à la proue, les canons de six se joignirent au fracas tandis que l’Argus passait devant chaque gueule noire. Bolitho vit sa misaine trembler et palpiter sous leur assaut, et des trous apparaître comme par magie tandis que les servants de Soames faisaient feu, rechargeaient et faisaient feu de nouveau.

Quand il jeta un coup d’œil vers l’avant, Bolitho aperçut le promontoire qui défilait sur tribord ; la goélette n’était plus qu’une frêle silhouette qui s’éloignait précipitamment : elle pénétrait dans la baie suivante.

 

— Ouest-quart-nord, commandant ! hurla Mudge. Près et plein !

Il s’essuyait les yeux avec son mouchoir, se tenant pour rester droit au râtelier de mât d’artimon.

Il eut un geste en direction de la corne à laquelle flottait le pavillon national, presque transversalement :

— Nous serrons autant qu’il est possible, commandant !

Bolitho sursauta en entendant les pièces de six tonner à nouveau ; il vit le canon le plus proche de lui bondir sous l’effet du recul et s’arrêter, retenu par ses bragues. Un des servants était déjà en train d’écouvillonner, les autres se précipitaient pour quérir nouvelle charge et nouveau boulet dans les gouttières à munitions ; leurs yeux tout blancs se détachaient sur leurs visages noirs de fumée ; leurs voix se perdaient dans le fracas et le tonnerre des canons, dans le grincement des affûts ; comme des sangliers furieux, les lourdes pièces étaient de nouveau en batterie face à l’ennemi.

L’Argus s’était enfin décidé à suivre Bolitho par la contremarche. Il évoluait, ses vergues brassées presque en pointe, pour garder ses voiles pleines et l’Undine sous son vent.

Tandis qu’il observait l’ennemi, Bolitho remarqua les longues langues de feu orange qui jaillissaient de ses sabords ; la canonnade était précise, il n’y avait aucune précipitation ; pièce par pièce, il vit le feu ennemi percer les tourbillons de fumée et d’embruns.

Un boulet vrombit au-dessus de la dunette, passa en claquant à travers le grand hunier et tomba à l’eau loin par le travers. D’autres projectiles frappèrent la coque. Au-dessus ou en dessous de la flottaison ? Bolitho n’en avait pas la moindre idée. Il entendit quelqu’un hurler à travers la fumée suffocante, vit des hommes, pareils à des prisonniers de l’enfer, se précipiter pour enfourner dans les pièces de nouvelles charges, puis s’élancer sur les palans, encore et encore, tout noirs et ruisselants de sueur. D’une voix grave qui dominait le fracas, Soames reprenait ses hommes en main, les forçant à rester à leur poste à grand renfort de jurons. Une couleuvrine fit feu de la hune ; Bolitho songea que les fusiliers marins tiraient plus pour conjurer leur propre peur que dans l’espoir réel de toucher une cible.

Un sabord de dunette explosa dans une grande gerbe de flammes ; Bolitho vit des hommes, et des morceaux d’homme, jetés dans toutes les directions : un boulet avait fait éclater le pavois, projetant des éclisses qui jaillissaient comme autant de flèches hideuses.

Un fusilier marin quitta en hoquetant le bastingage, cherchant à rassembler des deux mains le reste de son visage. D’autres se tenaient debout, ou à genoux, auprès de leurs compagnons tombés sur le pont ; ils faisaient feu, rechargeaient, faisaient feu à nouveau et continuaient à recharger jusqu’à ce que leur vie elle-même semblât s’arrêter. Un revolin balaya la fumée qui s’éloigna en tourbillonnant, et Bolitho vit les vergues de l’autre frégate, ainsi que ses voiles trouées, à moins de cinquante mètres par son travers. Il vit piques et coutelas scintiller sous les rayons filtrés du soleil : l’ennemi se préparait à l’abordage, ou à repousser sa propre tentative de l’aborder. Il eut un haut-le-corps en voyant une autre rangée de flammes éblouissantes jaillir à travers la fumée ; les bordés de pont bondirent sous ses pieds ; il y eut comme de violents coups de cloche quand un canon fut renversé et un autre fracassé par les boulets ennemis.

Quand il regarda vers le haut, le grand hunier était presque en lambeaux, mais il ne manquait pas un espar. Un marin blessé se cramponnait à la drisse de grand-voile, et le sang qui coulait le long de sa jambe gouttait sur le pont loin sous lui, sans que personne ne s’en souciât. Un autre marin parvint à l’atteindre et à l’entraîner en sécurité ; ils restèrent ensemble accroupis sous la hune, enchevêtrés dans les enfléchures cassées comme deux oiseaux blessés.

Herrick s’époumonait :

— Il essaie de nous démâter, commandant ! Il veut nous capturer comme prise !

Bolitho approuva de la tête et lâcha un blessé qu’il traînait à l’écart d’une pièce de six. Il avait déjà deviné les intentions de l’Argus : peut-être Muljadi avait-il besoin d’un autre navire, peut-être devait-il remplacer l’Argus quand ce dernier repartirait pour la France.

Cette pensée fut pour lui un coup de poignard en plein cœur.

— Barre dessous, toute ! En route de collision, aborde !

Il ne reconnaissait pas sa propre voix :

— Dites à Davy de se préparer à l’abordage, de franc étable !

Il empoigna le bras de Herrick :

— Il faut monter à l’abordage ! Ou bien il nous réduit en morceaux !

Il sentit le vent d’un boulet près de sa tête, l’entendit frapper le pavois sur l’autre bord. Une gerbe d’éclisses balaya le pont comme autant de dards meurtriers.

Herrick hurlait quelque chose à Mudge et à ses hommes aux bras ; à travers la fumée, Bolitho vit la silhouette fantomatique de l’Argus se dessiner vaguement au-dessus du gaillard ; il vit le mouvement soudain des silhouettes à la proue tandis que les deux navires entraient en collision.

Par-dessus le fracas du feu d’artillerie et des hurlements, il entendit les voiles accuser le choc et se mettre à claquer ; elles avaient perdu le vent, le navire culait déjà, paresseusement, en crabe.

Herrick glissa dans une flaque de sang et dit avec un hoquet :

— Cela ne sert à rien ! Impossible de lancer les grappins !

Bolitho regarda derrière son second. Le navire ennemi avançait lentement et s’apprêtait à passer devant la joue bâbord de l’Undine ; il lâcha de nouveau quelques boulets ; il gardait son vent tout en modifiant légèrement son cap, alors que l’Undine dérivait sans réaction, ses dernières voiles presque prises à contre.

Le Français allait prendre l’Undine en enfilade avec sa batterie au complet, puis laisser à Bolitho le temps d’amener ses couleurs avant que d’atteindre sa poupe et d’en finir avec une dernière bordée.

Bolitho sentit que Herrick lui touchait le bras :

— Quoi encore ?

Herrick tendait le doigt à travers la fumée, là où les rayons du soleil se frayaient difficilement un passage au milieu des volutes :

— La vigie, commandant ! Elle signale une voile dans l’ouest !

Ses yeux brillaient d’espoir :

— Le Français fait servir !

Bolitho le regarda sans comprendre. C’était vrai, il n’avait rien entendu. Rendu sourd par la canonnade ou aveugle par son désespoir ? Il l’ignorait. Mais l’Argus, qui déjà larguait sa grand-voile, s’éloignait au vent arrière, prenant de la vitesse vers l’embouchure du détroit.

— A border les bras, monsieur Herrick ! lança Bolitho. Revenons bâbord amures. Si nous pouvons communiquer par pavillon avec ce nouveau venu, nous pourrons peut-être donner la chasse.

Il entendit un petit cri et, quand il se retourna, vit deux matelots à genoux près du corps de Keen. L’aspirant essayait de poser ses mains sur son ventre, mais l’un des matelots lui attrapa les poignets ; l’autre fendit d’un coup de poignard ses hauts-de-chausse ensanglantés et les jeta de côté. Quelques centimètres au-dessus de l’aine, quelque chose ressemblait à un os cassé, mais Bolitho savait que c’était bien plus grave : une éclisse de bois arrachée du pont, et solidement tenue dans la plaie par ses échardes.

Il s’agenouilla et la toucha du bout des doigts ; le sang jaillissait par saccades sur la cuisse du jeune homme qui cherchait à étouffer ses cris sous des sanglots.

Bolitho songea à Whitmarsh, bien loin, à Pendang Bay, qui essayait de soigner les malades et blessés de la garnison.

— Si on ne s’occupe pas de lui, commandant, il ne va pas durer longtemps, dit l’un des marins. Je vais chercher l’assistant du chirurgien…

Allday, à genoux à ses côtés, l’interrompit :

— Non. Je m’occupe de lui.

Bolitho remarqua son expression déterminée.

Puis il se tourna et dit :

— Du calme, monsieur Keen. Vous serez bientôt sur pied.

Il vit l’angoisse et le désespoir envahir le regard du blessé.

Dans quoi les avait-il tous jetés ? Il toucha l’épaule nue de l’aspirant. Elle était douce comme celle d’une femme. Il avait à peine commencé à vivre.

— En es-tu bien sûr, Allday ? demanda-t-il sèchement.

Le patron d’embarcation lui lança un regard serein :

— Je ne suis pas plus mauvais que ces bouchers.

Davy accourut à l’arrière et salua en touchant son chapeau :

— La vigie en tête de mât a identifié l’autre navire comme étant le Bedford, commandant. Le Français a dû le prendre pour un vaisseau de ligne.

Il regarda la blessure de Keen et étouffa une exclamation :

— Mon Dieu !

Bolitho se releva lentement ; l’aspirant ouvrait et refermait les mains, comme un animal pris au piège de la forte poigne du matelot :

— Fort bien, Allday. Emporte-le à l’arrière dans ma cabine. Je descendrai dès que j’en aurai fini ici.

Allday le regarda :

— Ne vous tracassez pas, commandant. C’est une chance à courir. Notre tour viendra.

Il fit un signe de tête aux deux matelots :

— Soulevez-le.

Keen poussa un cri aigu quand ils le portèrent jusqu’au panneau de la cabine ; avant de le voir disparaître, Bolitho avait surpris son regard qui sans ciller fixait le ciel entre les voiles en lambeaux. À quoi s’accrochait-il ? Peut-être essayait-il tout simplement de survivre en fixant cette image dans sa mémoire.

Bolitho se pencha et ramassa le poignard de l’aspirant sur le pont ensanglanté. Il le remit à Davy en disant :

— Nous allons communiquer avec le Bedford. Pour le moment, nous ne pouvons pas faire plus que revenir au comptoir.

— Ce vieux Bedford, soupira amèrement Herrick. Un fichu hangar flottant ! il arrive de Madras avec des soldats malades et toute leur smala !

Bolitho observa le timonier qui ramenait soigneusement l’Undine à son cap, et la dextérité avec laquelle il tenait compte de la perte de puissance des voiles trouées.

— Si l’Argus avait su cela, il nous aurait détruits tous les deux.

Voyant la surprise de son second, et sa soudaine inquiétude, il ajouta simplement :

— Mais pas sans que nous l’ayons également endommagé.

Il jeta un coup d’œil en tête de mât, au guidon. Combien de fois avait-il regardé dans cette direction ? Il tira sa montre et l’ouvrit. Il se souvenait. L’engagement n’avait pas duré deux heures, et déjà l’Argus se fondait dans la brume du large, obscurcie par le soir qui tombait. Il s’abrita les yeux pour regarder le Bedford et vit ses huniers se découper sur l’horizon comme deux petits coquillages jaunes.

Puis il se tourna, considéra le bordé de pont éventré, la petite rangée de cadavres que l’on avait traînés sous le passavant au vent. Il y avait beaucoup à faire, il ne fallait pas perdre une minute si l’on voulait voir les hommes conserver leur pugnacité jusqu’à la prochaine occasion. Par le panneau avant, on sortait un autre cadavre. Bolitho savait qu’il allait devoir s’atteler à ses comptes rendus d’avaries, organiser les remplacements et les réparations. Et les funérailles.

Il entendit un autre cri aigu par la claire-voie de la cabine, ce qui lui évoqua l’image de Keen, tenu bras et jambes en croix tandis qu’Allday essayait d’extraire l’éclisse.

— Je descends, monsieur Herrick. Occupez-vous des comptes rendus d’avaries et de pertes.

Herrick approuva de la tête :

— Merci.

Tandis qu’il se hâtait vers l’arrière, Herrick précisa doucement :

— Non. Merci à vous.

Bolitho passa rapidement devant la sentinelle à sa porte, puis s’arrêta. Tout était calme dans la cabine, et quand il vit le corps nu de Keen étendu sur le pont, il pensa qu’il était trop tard.

— C’est fini, commandant, dit Allday.

Avec des pinces, il lui tendit l’éclisse rouge et déchiquetée.

— Je trouve qu’il s’est fort bien comporté pour un si jeune garçon.

Bolitho regarda le visage de Keen, couleur de cendres. Il y avait du sang sur ses lèvres, là où un des marins avait tendu une courroie entre ses dents pour l’empêcher de se mordre la langue. Noddall et l’autre marin finissaient de bander le pansement autour de la plaie, on sentait une violente odeur de rhum.

— Merci, Allday, dit doucement Bolitho. J’ignorais que tu t’y entendais…

— Je l’ai fait une fois pour un mouton, répondit Allday en secouant la tête. Le pauvre animal était tombé d’une falaise sur un jeune arbre cassé. La même chose, vraiment.

Bolitho marcha jusqu’aux fenêtres d’étambot et aspira une grande goulée d’air :

— Vous devez dire à M. Keen que quand il sera complètement rétabli…

Il se retourna et le regarda gravement :

— Tu penses qu’il se rétablira complètement ?

Allday opina du chef :

— Oui. Deux ou trois centimètres de plus et c’était fini. Tout au moins pour les dames, ajouta-t-il en se forçant à sourire, car le visage de Bolitho trahissait sa tension.

La porte s’ouvrit et Herrick lança :

— Nous sommes à portée de signaux du Bedford, commandant.

— Je monte.

Il marqua une pause et regarda Keen : il suffisait d’un coup d’œil pour voir que sa respiration était plus régulière.

— Quelles sont les pertes ?

— Dix morts, commandant, dit Herrick en baissant les yeux. Vingt blessés. C’est un miracle que nous n’en ayons pas perdu plus. Le charpentier et ses apprentis sont en bas : il semble que la plupart des impacts soient au-dessus de la flottaison. Nous sommes sur un bateau béni par la chance, commandant.

Bolitho les regarda tour à tour :

— C’est moi qui ai de la chance.

Puis il sortit de la cabine.

Allday secoua la tête et eut un soupir qui répandit une nouvelle bouffée de rhum dans la cabine enfumée.

— A mon avis, monsieur Herrick, il vaudrait mieux le laisser tranquille.

Herrick acquiesça :

— Je sais. Mais il a mal pris son revers, bien que je ne connaisse pas un capitaine au monde qui eût pu faire mieux que lui.

Allday baissa le ton :

— En tout cas, il existe un commandant qui a fait mieux aujourd’hui. Et je crois que le nôtre ne sera pas en paix tant qu’il ne l’aura pas retrouvé.

Keen eut un faible gémissement et Allday donna un ordre sec :

— Allons, bande de fainéants ! Mettez-lui une cuvette près de la tête ! Je lui ai versé tant de grog dans les boyaux qu’il va vomir dans toute la cabine dès qu’il reviendra à la surface !

Herrick sourit et s’avança vers la descente ; les servants des pièces étaient en train de souquer les bragues, ils le regardaient en souriant au passage.

L’un d’eux l’interpella :

— On leur a donné une leçon, n’est-ce pas, Monsieur ?

Herrick fit une pause :

— Certes, garçons. Le capitaine était fier de vous.

Le sourire du matelot s’élargit :

— Oui, Monsieur. Je l’ai vu en pleine bataille, il allait et venait tout tranquille, comme s’il était sur une jetée de Plymouth. Alors j’ai su que tout allait bien se passer pour nous.

Herrick monta les marches et sortit au soleil, jetant un coup d’œil aux voiles déchirées. Si tu savais… pensa-t-il tristement.

Il trouva les autres officiers et officiers mariniers déjà rassemblés sur la dunette en train de consigner leurs rapports à Bolitho qui se tenait appuyé au grand mât.

Quand il vit venir Herrick, il lui dit :

— La journée n’est pas finie. Nous allons mettre tous les hommes à remplacer la toile et le gréement courant, tant qu’on y voit clair. J’ai fait rallumer le feu de la cambuse, nous veillerons à ce que nos gens prennent un bon repas.

Il désigna du geste le navire marchand qui était désormais à moins d’un nautique.

— Nous pourrions même récupérer quelques bras supplémentaires, n’est-ce pas ?

Herrick vit que les autres regardaient Bolitho d’un air obtus, leurs corps ramollis étaient encore tout flasques, sous l’effet du choc. Il songea à cet autre Bolitho, calme, sûr de lui, plein d’idées nouvelles : c’était celui que le servant du canon avait vu pendant toute la bataille.

Cet homme savait que le vrai Bolitho se cachait derrière ce masque, cela lui donna le sentiment d’être privilégié, et le rasséréna.

 

Capitaine de sa Majesté
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